Petites histoires d'une voyante
C'est au début de l'existence, notamment dans des évènements dramatiques, que se révèlent ou se façonnent les aptitudes particulières qui feront de certains des artistes : peintres, sculpteurs, écrivains, poètes, compositeurs ou devins. C'est donc par quelques séquences de mon enfance que j'inaugure cette rubrique. Peut-être ces historiettes vous aideront-elles à découvrir ces mêmes aptitudes chez vos enfants, à reconnaître en vous ce qui, autrefois, fut découragé par des adultes pourtant bien intentionnés ? J'espère surtout vous divertir...
Chez André et Elisabeth T. 1986
Invitée à dîner chez André et Élisabeth T., un couple d'amis décorateurs et pittoresques, je raconte sûrement quelque chose de cocasse car Élisabeth pleure de rire, le nez enfoui dans sa serviette quand, soudain, André attrape ma main au vol et l'immobilise. Des gènes méditerranéens expliquent ma remuante manie de parler avec les mains et même les bras ; de plus, je parle haut. Sans doute André cherche-t-il à protéger la bouteille de vin posée devant moi de mon excessive volubilité? Mais non, André est tout pâle et il fixe ma paume longtemps sans rien dire. J'appréhende un malaise dû aux apéritifs mais un signe d’Élisabeth me fait rapidement comprendre qu'il n'est pas saoul et que je dois me taire. Toujours très pâle, il commence à parler d’une voix changée :
–– Tu vas déménager, pas au prochain été mais à la fin du suivant. Il y aura la mort d'un homme très important pour toi. Je vois ta solitude, c'est très long. Je vois aussi que tu as le pouvoir, oui, le pouvoir...
–– Tu veux parler du magnétisme dont je me sers déjà ?
–– Non, il s'agit d'autre chose ; je crois que tu es comme moi, tu es médium.
Il s'est tu en lâchant ma main et semble épuisé.
Le fou-rire me prend comme chaque fois qu'une situation me dépasse. À voix presque basse, Élisabeth me raconte qu'André a ce don depuis fort longtemps mais qu'il ne l'utilise que pour des gens qu'il aime, que ça s'impose à lui sans préméditation. Un peu désemparée, je m'absorbe dans la contemplation des sillons qu'avait tracé le morceau de pain en épongeant la sauce dans mon assiette. André reprend ses esprits, ses couleurs et la conversation entamée avant ce curieux intermède comme s'il ne s'était rien passé d'exceptionnel, et le dîner s'achève, joyeux et chaleureux.
Après les avoir remerciés et salués, assise dans ma voiture, je repensai à ces paroles. Le don d'André ne m'étonnait pas, finalement ; il n'était pas un homme ordinaire. Par exemple, il "sentait" la neige, même de très loin ; il disait qu’elle a un parfum très particulier et qu’il peut dire sans erreur quand et où elle a commencé à tomber en France. Profondément artiste dans ses oeuvres et dans son être, il fonctionnait donc essentiellement à l'affectif, l’émotionnel, faisant fi de la logique quand elle le déçoit. Pour ces raisons, j'étais tentée de "croire" sans discuter ni comprendre, et contre toute logique puisque le bail de l'appartement m'en assurait apparemment la jouissance jusqu'en 1990. Cependant, il me revint en mémoire qu'Annick M., elle aussi, lors de ma première consultation, m'avait annoncé un déménagement en 1988. Elle avait précisé : « Si, si, vous verrez, il y a une erreur dans ce bail. » Solitaire depuis un certain temps, n’ayant donc aucune raison de craindre la disparition d'un compagnon, je rejetai vite la perspective de perdre mon père, alors en pleine forme. Quant à la voyance, passant mon temps à me cogner aux portes, à buter contre toutes les bordures de trottoirs faute de "voir", précisément, où je mettais les pieds, j'avais peine à me croire douée de double vue. De strabisme, oui. Pourtant, envers et contre tout, je croyais André T.! La suite des événements allait lui donner raison. L'année suivante, je découvris que le bail n'était pas daté comme prévu et que la propriétaire, désirant vendre rapidement cet appartement, me signifiait mon congé pour septembre 1988. Mon père offrit alors de mettre à ma disposition la maison reçue de ses parents en héritage. Maison dans laquelle je vis encore.
Deux prédictions se réalisaient...
L'Age d'Oraison
Avant l’âge de raison, j'avais du sacré des notions imprécises et très contradictoires. Tenue à l'écart de tout enseignement religieux, mais bien tuteurée par la leçon de morale calligraphiée chaque matin au tableau, je poussais droit, sans déranger, jusqu’à ce qu’un murmure bouscule ma quiétude...
Depuis quelques jours, les récréations bruissaient de confidences ; de mystérieux projets se complotaient entre initiées. La Communion Privée ! Mes rares questions ne m’ayant valu que des exclamations horrifiées : « Quoi ? Tu ne la fais pas ?! Et tu n’as pas peur d’être damnée ? » je m'inquiétai d'être ainsi tenue à l'écart de festivités bizarres auxquelles participaient toutes mes camarades.
Même inscrits à l’école publique, les enfants d'après guerre suivaient le cursus complet de tout bon catholique. Cependant, aux heures où, dans la sacristie, mes camarades recevaient l’enseignement d’une dame de catéchisme, je recevais, sur la place de la même église, des cours de piano, et ne souffrais donc pas d'une quelconque injustice.
Mais là, je me sentis Privée de Communion. Qu'avais-je fait de mal pour être ainsi brimée ?
En sortant de l'école à l'heure du goûter, j'interrogeai ma mère. Elle n'était pas femme à hausser les épaules en soupirant «Plus tard ! » Elle versa d'abord le chocolat chaud dans mon bol, me tendit une tranche de pain grillé où le beurre fondait déjà et s'assit devant moi. En touillant son café, elle m'expliqua alors tout un tas de choses savantes, sorte de raccourci théologique à l'usage d'une petite fille soucieuse. Mettant son agnosticisme à ma portée, elle me confia que Dieu était le Père Noël des grands, leur Papa de rechange, leur Pépé de secours, une invention commode à l'usage de gens pas solides qui avaient besoin d'être rassurés. Elle me recommanda de ne pas le répéter : « Il ne faut blesser personne. » Se souvenait-elle de sa propre solitude en une même circonstance vingt ans auparavant ? En tout cas soucieuse de m’élever bien, c’est à dire très haut, elle me révéla qu'en échange de la robe blanche avec couronne de fleurs (qui me faisaient rudement envie, pourtant) et de ce Notre Père (qui ne donnait pas de fessées, lui), j'avais la chance, moi, d'avoir une conscience !
Comprenant, devant mes yeux fixes et ronds, que l'importance du cadeau m'échappait, que je n'étais pas certaine d'avoir gagné au change, elle m'offrit une robe "sans fleur ni couronne" mais très jolie. Enfant gâtée donc, puisque riche de cette conscience toute neuve, je devins exigeante...
Je voulus savoir pourquoi ma mère - la même, pourtant - m'incitait à écouter religieusement de la musique sacrée. Son embarras m’enseigna que des choses inutiles pouvaient être belles quand même.
Je m’entrouvris à mon père de ce questionnement métaphysique mais, devant l'ampleur du programme, il renonça: « Demande à ta mère, je n'ai pas le temps. »
Il faisait déjà sienne la joyeuse rhétorique d'un gaulois débonnaire en début de carrière, un dénommé Brassens. A longueur de temps libre, il chantait comme on prêche les paroles subversives de ce libre-penseur, chiffonneur de jupons et froisseur de morale, sans se douter que ma jeune mémoire affamée les graverait à jamais. Les mièvres mélodies et les molles paroles imposées à l'école ne pouvaient rivaliser avec l’éclatante robustesse de l'héritier moustachu de François Villon.
Docile, je voulais faire plaisir aux deux parents. Excessive, j'adoptai, en les exagérant, leurs inclinations respectives, parcourant larmes aux yeux "Le rêve" d'Emile Zola, et rigolant un chapelet de très gros mots lorsque je trébuchais.
Dix ans plus tard, parvenue en classe de philosophie, je compris, grâce aux excellents cours de Monsieur Smague, que j'avais eu une mère butée mais courageuse, un père furtif mais nécessaire.
Adolescence, deuils et spiritisme
Sauf l'année où le professeur était un homme très beau et que nous étions trente adolescentes appliquées à lui plaire, j'étais et suis toujours nulle en mathématiques, absolument rétive aux abstraites formules. De ce fatras de chiffres, d’hermétiques fonctions et théorèmes étranges, j'ai tout de même retenu l'éblouissant principe du raisonnement par l'absurde que j'utilise toujours avec grand intérêt mais pas pour des calculs. Ma mémoire conserve le si et seulement si dont j'ignore encore la raison d'être en maths mais qui m'avait séduite par sa résonance métaphysique et sa cruauté littéraire. Enfin la formule tout et le reste m'enchante jusqu'à ce jour comme une dérision, une autre dimension. Que ce professeur en soit remercié car c'est dans ses cours que ces formules magiques lui furent dérobées.
On l'aura compris, je n'étais pas une surdouée, loin s'en fallait.
Quand on est à ce point allergique aux calculs, réels et figurés, nulle en sport de surcroît, qu'on a grandi si vite qu'on est maigre bien avant que ça devienne la mode, qu'on passe ses dimanches à jouer du piano et une partie de ses nuits à noircir ses cahiers d'alexandrins houleux, quand on est amoureuse de Frédéric Chopin et qu'on a de l'acné rebelle à tous les soins, les temps de récréation sont des heures de torture !
Il n'est pas évident d'admettre brutalement qu'on est en post Mai 68, que Frantz Liszt n'est pas côté au hit-parade, que les jeans sont des pantalons à ne pas confondre avec les djinns des légendes orientales. Deux solutions s’offraient à mon désarroi :
- Revendiquer mon droit à la différence et être rejetée à coup sûr de la classe. Une romantique, quelle rigolade !
- Ou, par la dérision, me rallier des copains. Et c'est ce que je fis.
Après quelques semaines, je croyais tout de bon que c'était la vraie vie : inventer, contester, mimer, railler, faire rire ; être très entourée, s'initier à la triche et, assise dans la cour du collège Charcot, lire dans les lignes des mains des destins fabuleux. Sans rien savoir de la chiromancie, je parlais, je parlais et je parlais, avec ferveur, puis j’oubliais. Déjà. Celles et ceux que mes prédictions amusaient ou enchantaient me payaient avec les caramels d’une coopérative installée dans la cour. Parmi toutes ces mains, certaines eurent la bonté de me donner raison…
- Dominique M. et ses frères défendent et célèbrent en musique leur noble celtitude jusqu'au bout du monde.
- Olivier R. est devenu bien plus qu'un cuisinier cancalais : une gloire de la côte, magicien-alchimiste envoûteur de convives.
- Soazig Ch., sur des bobines de film, a enroulé les vies de femmes qui partageaient ses révoltes, ses rages et ses espoirs.
- Jean-François A. fouille l'onde pour nourrir le monde ; élevant avec art, amour, abnégation des algues minuscules, il sauve des coquillages exsangues, des oursins cachectiques et, par voie de conséquence, un grand nombre d’humains.
- Gilles R. a courageusement abandonné l'enseignement de la Physique et des Mathématiques pour faire de la musique ; ce croque-notes infernal a su dompter, apprivoiser des millions de sons et les soumettre à son talent pour composer des musiques incomparables.
Les adultes avaient beau nous décrire l'enfer qui nous guettait, nous les cancres, tire-au-flanc et marioles de tout poil, nous bravions le danger, d'ailleurs tout relatif, de cette damnation en nous amusant bien. J'avais rapidement assimilé le code de comportement patiemment érigé par des générations de potaches avant moi : singer l'autorité, s'évanouir pour de vrai à l'heure du cours de gym et faire l’intéressante dans la salle de musique en jouant des préludes sur un rythme de jerk. Je reniais mes amours sans le moindre scrupule ; vivre semblait facile... Semblait seulement.
En entrant dans la classe un matin comme les autres, une chaise resta vide à gauche au premier rang. Sur celle d'à côté, Danielle sanglotait ; son amie Béatrice était morte la veille, tuée par un chauffard. La mort une fois encore. Qui d'entre nous, le même jour, a suggéré aux autres d’essayer le spiritisme ? Je ne m'en souviens pas. Ce dont je me souviens, c’est de la tentation de retrouver notre camarade disparue.
Déjà et pour toujours rétive aux actions collégiales, au lieu de suivre le groupe des apprentis spirites, j’attendis d’être seule dans ma chambre pour tenter l'expérience. En guise de guéridon : ma chaise de bureau, en guise de partenaires : ma tristesse et l'envie qu'il se passe quelque chose. Quelque chose se passa. La chaise bascula, recula, s'immobilisa sur ses deux pieds arrière, puis glissa doucement vers moi. Je n'avais pas vraiment cru que ça marcherait, surtout si vite ; j'étais terrorisée. Au même instant, je sus qu'il y avait quelqu'un près de moi. Après avoir oublié de respirer un long moment, je risquai un timide : «Béatrice ? C’est toi ? » mais une voix d’homme en colère tonna en moi : « Colette… Non ! Ne fais pas ça !! » celle de mon grand-père, Jacques Chantrel, décédé deux années plus tôt.
Pétrifiée, j'attendis longtemps avant d'oser bouger. Quand je fus assurée qu'il n'y avait plus "personne", je repoussai la chaise jusque sous le bureau et me glissai dans le lit, couverture sur la tête, en jurant à voix basse de ne jamais recommencer.
J'ai tenu parole. Aujourd'hui encore, je demeure persuadée qu'il ne faut pas jouer avec "ces choses-là". Certes, je suis médium, mais si les morts acceptent de me contacter, s'ils bavardent volontiers en secret avec moi, s'ils m'embauchent comme coursier pour transmettre leur courrier sous forme de messages écrits ou prononcés, JAMAIS je ne les invoque ni ne les sollicite pour aucune faveur ! A trop jouer avec eux, on leur donne envie de se jouer de nous, parfois cruellement.
Les défunts, sachons-le, sont fréquemment boudeurs et, drapés dans le suaire de leur dignité, ils fixent obstinément la ligne bleue des cieux où ils sont bien cachés, n'en déplaise aux apprentis spirites exaltés. Aux lourdes tables de ferme ou gracieux guéridons quelquefois animés par des forces violentes pas toujours spirituelles, il ne faut accorder qu'un crédit limité. J'ai beaucoup de mal à croire que des entités aussi sollicitées que Marie-Antoinette, Cléopâtre, Victor Hugo et Janis Joplin n'aient rien de mieux à faire que ces déménagements bruyants et inutiles. Je ne conteste pas l'authenticité de certains dialogues ainsi obtenus mais je devine qu'une chaîne de ferveur tissée par la candeur et pointée vers "là-bas" peut tenter des larves intermédiaires assez peu fréquentables, très mal identifiables, impatientes de jouir d'un semblant d'existence. Elles se lovent alors très confortablement dans la niche commode que représente pour elles le corps d'un vivant trop crédule ; c'est ce qu'il est convenu d'appeler un acte de possession. Les symptômes en sont si proches de ceux de la schizophrénie que l'amusant passe-temps peut alors devenir une funeste farce.
Ma Camarde d'enfance
Ma grand-mère Alida était malade. C’était sûrement grave puisque Maman ne la quittait plus et qu’on m’avait confiée à Juliette et François, mes grands-parents paternels. Autre ville, autre école, autres rites. J’avais très peur pour Mémé Alida. Mamy Juliette voulait-elle se montrer à la hauteur de la tâche ? M’encourager à affronter une période compliquée ?
- Si tu veux que ta Mémé guérisse, tu dois bien travailler à l'école, encore mieux que d'habitude.
Consciente de remplir bien plus qu'un devoir, je travaillai très dur. Ma mémoire rangeait, engrangeait tout et le reste : les plissés jurassiques, les boucles de la Seine, les couronnes des rois de France, les sujets, verbes et adjectifs, les chiffres soustraits, additionnés, multipliés et divisés.
Enfin, ce fut le grand jour ; Madame Leroy lut à haute voix : « Colette, 1ère à toutes les compositions » Première partout, même en gymnastique, pour la première fois de ma vie d'écolière ! J’exultais. La cloche sonna enfin ; je courus sur la route de Lorient jusqu’à la maison du boulevard Marbeuf… « Papy, Mamy ! J’ai eu dix sur dix partout, même en gym ! » Mamy Juliette et ses deux amies levèrent les yeux mais leurs aiguilles continuaient à tricoter.
-C’est très bien. Maintenant, range ton cartable et prends ton goûter.
Quoi ? C’est tout ? Je venais de sauver Mémé et c’est tout ce que ça leur faisait ? ! Dans la cuisine, la peau du lait frissonnait déjà dans le bol. Incapable d'avaler ce "goûter", je tentai de me réconforter en songeant que Maman serait rudement contente, elle, que sa mère soit guérie. Vivement qu’elle revienne.
Et Maman est revenue, en noir, deux jours plus tard. J'avais huit ans et je découvrais que mon travail n’avait servi à rien. Ou que je n’avais pas travaillé assez bien. Ou qu’en en faisant trop, j’avais fait pire. Ou qu’on m’avait menti. D’ailleurs, on continuait : on avait déjà cru préférable de me tenir éloignée de son agonie, puis de la cérémonie ; on jugea suffisant de me dire :
- Mémé est morte, ça veut dire qu’elle va dormir très longtemps.
On eut tort. Une enfant de huit ans normalement intelligente, vigilante et sensible ne pouvait en aucun cas se contenter d'une réponse aussi peu cohérente. Puisque visiblement "on" ne m'en dirait pas plus, je refis dans ma tête l'histoire de cette mort en y introduisant les mots volés à l'inattention des adultes et en comblant les vides du mieux que je pouvais, c'est à dire en imaginant des choses encore plus horribles que la réalité dont on avait tenté de me protéger.
Longtemps, je n'ai plus travaillé avec une telle ferveur. Faire tout et trop bien, c’était tuer. Je n’ai plus jamais su m’endormir avant l’aube. Dormir, c’était mourir.
Quatre ans plus tard, mon grand-père maternel, Jacques Chantrel, fatigué de vivre sans son Alida, lassé d'aller cacher sa peine dans le fond du jardin, tomba malade et mourut à son tour. Cette fois, on m'entrouvrit les portes de la vraie vie en laissant grande ouverte celle de sa chambre mortuaire.
Mourir à la campagne était chose importante. On ne se hâtait pas d'expédier la dépouille. On en parlait, on accueillait les amis, les voisins venus dire "Au revoir" à cet ancien vivant ; on prenait le temps de se quitter.
J'avais quatre ans de plus, ça aide à mieux souffrir. J'avais aussi, comme toutes les filles, un certain goût du drame et de la mise en scène. Se vêtir d’un pull noir et d’une jupe grise, marcher très lentement à côté de ma mère, traverser le village derrière le cercueil et se dire que cette boîte était vraiment petite pour un si grand monsieur. Impressionnée, vaguement flattée par la foule des gens venus de loin exprès pour mon grand-père à moi. Pleurer sans retenue puisque tout alentour les visages affligés autorisaient à le faire. Voile ou ruban cousu, le crêpe donnait le droit d’arborer son chagrin sans intriguer personne. Savoir, brutalement, que le bruit de la terre jetée sur le cercueil me fermait pour toujours les portes de l'enfance et de l'insouciance. Sortir du cimetière, redescendre hébétée le chemin vers le bourg, entrer dans l'affreuse salle de l'unique restaurant du bourg de St Samson où il fallait regarder les vivants mastiquer, parler bas tout d'abord, la mine compassée, puis de plus en plus fort, s'oubliant même à rire, distraits de leur chagrin par quelques bolées de cidre. Surmonter vaillamment mon envie de vomir, mon envie de hurler, sentant confusément que ça devait être normal de continuer à vivre. Premières épreuves du concours d'entrée à l'école des grands.
Revenue dans la maison où il ne vivrait plus, j'eus instantanément l'absolue conviction qu'il n'était pas absent, enfin pas complètement. C'est de ce moment-là que j’eus besoin d’écrire. Je dessinais toujours mais les pudiques symboles que je m'autorisais étaient bien incapables de rendre compte vraiment des sentiments nouveaux qui m'assaillaient.
Esthète et orgueilleuse, soucieuse de ne pas "mal écrire", je m'imposai de lire les ouvrages sévères (c'est à dire sans image) de la bibliothèque de feu mon grand-père Jacques. Je dévorai ces livres sans discernement, prenant l'un après l'autre en suivant les étagères de gauche à droite et de haut en bas, sans doute l'habitude de lire dans ce sens-là. Aucun interdit ne venait m'interrompre puisqu'on ne s'inquiétait guère de ce que pouvait faire une gamine aussi sage. Et, petit à petit, je me suis cultivée dans le plus grand désordre, de Musset à Boccace, de Shakespeare à Breton (je veux parler de Guy, n'ayant découvert l'autre que plus tard et l'ayant trouvé nettement moins rigolo que le premier), passant par Marivaux et même les cours d'optique écrits par ce grand-père du temps qu'il enseignait... Tour à tour attristée, amusée, passionnée, enchantée, ennuyée, je me fis de la vie et de plein de vivants une idée personnelle.
Je me bricolais une philosophie rudimentaire mais j'étais bien dedans. J'apprenais qu'on pouvait pratiquement tout dire si on le disait bien, et tout faire si tant est qu'on pût se justifier ou mentir avec art. Séduite par les cyniques que je trouvais très "chic", j'aurais bien voulu être, moi aussi, "au-dessus de tout" ou au moins "à côté"…
En réalité, j’étais encombrée d'une sensibilité toujours à fleur de peau. Incapable d'expliquer tout ce qui tour à tour m'étouffait, m'indignait, m'exaltait, je croyais que mes proches ne me comprenaient pas, qu'ils s'intéressaient plus à des choses futiles (travailler, remplir la cuve à fuel et le réfrigérateur) qu'à mon mal de vivre. Comment venir à bout de la Blanquette de veau, de la soupe-vermicelle-c'est-bon-pour-c'que-t'as, de l'ironie adulte et de l'autorité quand on hait la Blanquette autant que le vermicelle, qu’on n’a pas encore accès à l’humour, qu’on est pleine de rêves, de doutes, de certitudes ? Hé bien ! On devient anorexique et on attend l’aube en écrivant, assurée d’être grande puisque tout le monde dort et qu’on vit en secret.
Je faisais, sans le savoir, mon entrée à la fois dans la métaphysique ET l'âge bête.
Des voix plein la tête
Depuis le drame, sans se lasser, des voix résonnent dans ma tête. Dans la journée, ce sont des syllabes ou des mots, très rarement des phrases. Aux abords de la nuit, en revanche, ces monologues hachés, des encombrants fouillis polyphoniques laissent place depuis peu à des dialogues très clairs, parfaitement audibles et, autant l'avouer, affligeants, consternants de banalité. J'en viens à supposer que ceux de l'au-delà ont des préoccupations tristement ordinaires, et à me demander si ça vaut vraiment la peine de mourir. Un soir parmi tant d’autres, je capte une conversation entre deux voix masculines :
–– Nono ? C'est Lucien. Y'a une concentration à la cale de Rochebonne. Tu viens nous...
–– Lucien, c'est Nono, pas entendu la fin du message, qu'est-ce que tu dis ?
–– Rendez-vous cale de Rochebonne dans cinq minutes !
–– O.K J'arrive!
Je ne sais plus que penser ; cette cale est située à huit cents mètres de la maison. Casanière moi-même, ne serais-je visitée que par des fantômes "du coin" ? Pour faire diversion, je tourne le bouton du poste de radio et j'entends... la suite du dialogue entre Nono et Lucien ! Alors, ou les esprits - si esprits il y a - sont très joueurs ce soir, ou je suis devenue folle, ou bien il peut s'agir d'interférences techniquement explicables par quelqu'un de compétent, ce qui est loin d'être mon cas. À moitié rassurée, j'avale un somnifère avant de m'allonger. Tandis que le sommeil tente de circonvenir ma résistance nerveuse, j'entends cette fois une voix que je reconnais bien, la voix d'une voisine qui demande à son mari à quelle heure arrivera son train le lendemain...
Le lendemain matin, je profite d'une visite d'André pour enquêter.
–– Papa, crois-tu possible que je sois devenue folle ?
Je note qu'il hésite avant de me répondre.
–– Heu... non, folle, je ne pense pas… différente plutôt, pourquoi ?
–– Je t'ai déjà dit que j'entendais des voix mais je suis persuadée d'entendre, en plus de celles-là, des choses qui semblent très... normales, si je peux dire.
Tandis que je lui narre, son visage s'éclaire. Il sourit puis se met à rire sans aucune retenue !
–– Ne te moque pas de moi, ça m'inquiète vraiment tu sais.
–– Pardon, si je rigole, c'est qu'il n'y a rien de dramatique là-dedans ; tu as un transistor dans la bouche.
–– Hein ? Un transistor dans... Tu te fiches de moi. Tu ne me crois pas ?
–– Oh ! mais si, je te crois. Écoute, je vais essayer de t'expliquer. Tu es dans un tel état de nerfs en ce moment que tu dois, au propre comme au figuré, "serrer les dents", surtout le soir quand tu es plus fatiguée. Or, comme tout le monde, tu as des plombages sur certaines dents (J’opine). Il arrive que certains d'entre eux soient en contact les uns avec les autres, comme les composants d'un poste de radio, surtout s'il s'agit de métaux différents ; ta salive permet alors l'électrolyse. Donc, comme une radio ordinaire, tu peux effectivement capter les ondes émises par des personnes équipées de C.B.
–– C'est pas croyable ! Mais comment se fait-il que je ne m'en aperçoive que maintenant ?
–– Peut-être as-tu fait soigner une dent peu de temps avant... Avant tout ça ? En effet, je m'en souviens.
–– Dans ce cas, les autres conversations que je capte pourraient être...
–– Des communications téléphoniques, oui, si l'un des récepteurs est situé près de la maison, ou raccordé au poteau qui se dresse, je te le rappelle, juste en face du salon... Ça va mieux ?
J'aimerais répondre "oui" mais je me sens un peu déboussolée, soulagée et déçue à la fois car mes chers disparus semblent bien loin de tout ça.
–– Papa, que dois-je faire pour ne plus entendre ça ? C'est très gênant, franchement indiscret.
–– Débrouille-toi pour ne plus saliver.
Mon maxillaire inférieur doit pendre assez piteusement et mes yeux s'arrondir dans l'effort de comprendre car André se reprend :
–– Pardon, ce n'est pas le moment de plaisanter. Plus sérieusement, tu n'as qu'à isoler tes dents avec du chewing-gum.
Encore incapable de manger quoique ce soit, la perspective de mâchouiller ce bonbon sans fin me révulse. Pourtant, le soir même, surmontant mon dégoût, j'expérimente. Le chewing-gum bien calé sur les molaires, je savoure le silence. Les interférences dues à la proximité d'installations normales et même normalisées sont maintenant maîtrisées. Je crois à une trêve puisque "Radio-Gencives" ne peut plus émettre.
Cette fois encore, je me trompe...
Tracteur jaune : attention danger !
À la fin de sa consultation, Marie-Hélène libelle son chèque, le signe, le dépose devant moi, se lève et reprend son sac tandis que je lui tends son manteau.
« Merci Colette, cette séance fut très intéressante et je me sens déjà plus légère.
Comme elle a du mal à marcher, je la précède dans l’escalier extérieur quand soudain, je me retourne vers elle :
« Marie-Hélène, évitez les endroits où il y a des tracteurs, surtout s’ils sont jaunes !
–– Aucun risque, nous habitons en ville et je ne vais jamais à la campagne.
–– Peut-être, mais moi, je vois un tracteur jaune s’asseoir sur le capot de votre voiture... Tout l’avant de votre voiture est ratatiné mais vous n’êtes pas blessée. Le conducteur du tracteur est affolé et il ne comprend pas pourquoi vous riez.
Le regard de Marie-Hélène est incrédule, voire inquiet ; elle suppose sans doute que je déraille. Pourtant, quelques heures plus tard, elle m’appelle en pouffant de rire au téléphone :
« C’est incroyable ! En tournant dans une petite rue tout à l’heure, j’ai vu une énorme tractopelle en train de reculer vers moi ; j’ai klaxonné mais le conducteur ne m’entendait pas. J’ai voulu faire marche arrière mais, dans le rétroviseur, j’ai vu qu’une autre voiture s’était arrêtée derrière moi. Tétanisée, j’ai vu la cabine de cet engin s’encastrer juste sur le capot de ma voiture et s’arrêter dans le pare-brise. J’ai cru avoir les jambes broyées mais non, rien, même pas une écorchure. C’est en voyant le pauvre monsieur descendre de sa cabine et courir vers ma voiture que je me suis rappelé ce que vous m’aviez dit et… J’ai éclaté de rire !
–– C’est incroyable !
–– Au fait, cette tractopelle était très jaune …